J'allais aux toilettes trois à quatre fois par nuit, et toutes les demi-heures la journée. Mes parents et la maîtresse ont commencé par me gronder, et puis quand ma mère a vu que je continuais à me lever toutes les nuits, elle a réalisé que quelque chose n'allait pas. Le docteur émet l'hypothèse que je suis diabétique. Maman passe la soirée à me dévisager comme si elle ne me connaissait pas : " Impossible ", finit-elle par lâcher du bout des lèvres. " Le diabète, c'est pour les gens gros, et puis on mange tellement équilibré..."
Il faut que je me lève tôt le lendemain pour réaliser des analyses de sang. Je vais au laboratoire, l'infirmière insère l'aiguille dans la veine de mon bras, elle n'arrive pas à remplir l'échantillon : mon sang a la consistance du ketchup. Au bout de cinq minutes, elle abandonne. Je vais quand même à l'école. Je reviens de mon cours de sport au gymnase, avec mes camarades de CM1. Ma mère nous attend, livide sous son parapluie. Elle m'explique avec des mots vagues que je dois aller aux urgences immédiatement, que c'est grave. Je ne comprends pas, j'ai soif et envie d'aller aux toilettes, c'est vrai, mais je n'ai pas l'impression que je vais mourir.
Est-ce qu'on va encore me faire une piqûre ? Je panique et dans la voiture, je me mets à pleurer. On me fait plusieurs perfusions et analyses, et on m'installe dans une chambre à côté d'une fille plus âgée que moi. Maman part chercher mes affaires pour la semaine. J'aimerais bien qu'elle reste dormir avec moi, mais ce n'est pas possible, elle doit s'occuper de mon petit frère qui vient de naître. La mère de ma compagne de chambre murmure et pleure beaucoup. Elle me jette parfois des regards de pitié. Je ne comprends pas trop pourquoi, je n'ai pas l'impression d'aller si mal que ça. Les infirmières vont et viennent, la nuit aussi : il y en a une que je n'aime pas, elle me parle d'un ton brusque et me fait mal au doigt, la nuit. Elle repart très vite et je me réveille avec des tâches de sang dans mes draps. J'espère tous les soirs ne pas l'avoir, elle me fait peur. Un médecin à lunettes rouges vient de temps en temps, aussi. Elle m'explique beaucoup de choses, je n'en retiens pas la moitié. Maman angoisse beaucoup.
Au bout d'une semaine, je rentre à la maison. Maman m'a acheté un lecteur CD " pour te consoler de toutes ces émotions ", et m'annonce que l'infirmière viendra demain. " - Pourquoi ? ", " - Pour t'aider à faire tes soins." " - Mais...il n'y a plus besoin, je suis sortie de l'hôpital. Encore des piqûres ? Je vais bien, maintenant...pas vrai ? Pas vrai ? " Je me mets à pleurer. " Les gens qui sortent de l'hôpital sont guéris, pourquoi continue-t-on de m'embêter ? " Ma mère m'explique que j'ai une maladie dont on ne guérit jamais. " Jamais ", c'est une notion incompréhensible quand on a huit ans. Je ne peux pas être malade tout le temps, j'ai été gentille, j'ai subi toutes ces aiguilles sans rechigner !
J'ai aujourd'hui vingt-quatre ans. J'ai vraiment accepté mon diabète depuis seulement un an. Au début, je prenais mes résultats comme des résultats à l'école : j'étais une bonne élève, je devais faire plaisir à mes parents et avoir de bonnes notes. Sauf qu'après ma lune de miel, les mauvaises notes sont arrivées, et ça m'a humiliée. J'ai préféré les cacher à mes parents et à mon diabétologue : je falsifiais les résultats, j'ai arrêté de faire mes mesures capillaires. Le pire dans mon traitement, c'était le regard des autres : " c'est dégueulasse, ce que tu fais ", " je ne veux pas dormir à côté de toi, j'ai pas envie d'attraper ta maladie ", " tu dois vraiment faire ça ici ? ", " je n'en peux plus, de tes mutilations " ou encore " vous devriez avoir honte ". Quand j'ai recommencé à prendre sérieusement des mesures glycémiques, mon diabète n'était plus du tout équilibré. En quête de conseils, je me suis rendue sur les forums de l'AFD, mais certains commentaires alarmistes m'ont fait plonger davantage encore.
J'ai commencé à reprendre du poil de la bête en me rendant à quelques rencontres des femmes diabétiques. Et puis, j'ai fait le stage de l'insulinothérapie fonctionnelle à Rangueil, qui m'a permis d'apprendre à manger en me faisant plaisir, en calculant mes doses d'insuline en fonction de mes repas. Un médecin m'a notamment dit quelque chose qui a bouleversé ma vision du diabète : avec la surveillance qu'on a, plus les avancées incroyables de la médecine, il est probable que nous connaissions l'ère où le diabète ne sera plus ad vitam aeternam, mais qu'en plus nous puissions devenir centenaires !
En août dernier, on m'a posé la pompe sans fil. Finalement, le capteur de glycémie en continu est enfin remboursé par la sécu, et mon HBa1C ne s'est jamais aussi bien portée, puisqu'elle était à 5,6 % début juin ! Pour peu, je dirais " merci " pour mon diabète. Il m'a permis de combattre le regard des autres, de m'affirmer mais aussi d'avoir un mode de vie plus sain et d'écouter davantage mon corps. L'avenir avec ma maladie ne me fait plus peur du tout ; certes, ça demande d'être responsable et de savoir anticiper, mais ça n'empêche pas de croquer la vie à pleines dents ! Je vous souhaite à tous une belle et très longue vie, en partenariat avec votre diabète. Ne haïssez pas votre corps de vous avoir lâché : remerciez-le d'avoir employé les grands moyens pour vous faire comprendre qu'il était temps que vous l'écoutiez un peu !